BRUT DE FONDERIE #6
Entre le masque et la plume, entre deux "O", entre s'oublier au chaud et s'offrir au vent de l'inconnu...
La période est à l'indécision dans nos métiers, nos perspectives, nos projets.
Dans ce jeu de bascule, vers quel "O" faire pencher la balance ?
En attendant, voici le dernier numéro de la revue Brut de fonderie : vaccinons le réel avec 6 nouveaux textes, à découvrir !
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Si tu devais mourir demain
Un jour, alors que je lui faisais part de mon hésitation devant le choix de rester où je suis ou de déménager dans un village de montagne, il m’avait dit : « Vis comme si tu devais mourir demain, apprends comme si tu devais vivre toujours ». Je m’étais demandé d’où il sortait cette maxime. Ce n’était pourtant pas un donneur de leçon, lui qui était maçon et vivait tout le temps à l’extérieur. Il m’avait raconté un jour qu’il travaillait dans une grande entreprise de bâtiments et de travaux publics, et qu’il en était content, parce qu’auparavant, lorsqu’il travaillait chez un petit patron, tout le monde était saoul dès la pause de midi. Lui compris. Est-ce en souvenir de cela qu’il avait toujours une petite fiole de pastis dans son sac à dos et que le soir, au bivouac, après des journées bien remplies, il était le seul à commencer son repas en buvant un verre de cet apéritif ?
Pourtant, il semblait vraiment avoir bifurqué à cent-quatre-vingt degrés dans sa vie. C’était un homme, plutôt jeune et qui, par choix, ne se lavait plus qu’à l’eau froide et ne se chauffait pas en hiver. Il pouvait facilement sauter des repas et jeûnait une journée par semaine. « C’est pour mettre mon appareil digestif au repos et nettoyer mes intestins » disait-il avec son grand sourire. Un grand sourire, mais dans un visage parfois absent, comme replié sur lui-même et sur quelque douleur profonde. Il faisait beaucoup de sport, cultivait sa forme physique. Un été, alors qu’il exposait son dos en plein soleil, j’avais été impressionné. Et pourtant, derrière cette carrure qui en imposait, son regard était toujours plein de tristesse.
Il m’avait raconté un jour en marchant que sa première femme, avec laquelle il avait eu un enfant, se rongeait d’inquiétude à chaque fois qu’il partait dans l’un des ses périples en montagne. Elle lui avait dit que ce n’était plus possible et qu’il devait faire un choix, sa famille ou sa vie d’aventurier sportif. Inquiétude ou jalousie, ce n’était pas vraiment tranché. Ils avaient donc divorcé et plus tard, il avait trouvé une nouvelle compagne, une sportive cette fois. Je me suis demandé si ce regard triste ne venait pas de là, et plus précisément lorsqu’il pensait à son fils, un petit bout d’homme qui n’avait rien demandé à personne, mais qui devait vivre maintenant en bascule entre deux foyers, entre une mère et un père qui ne s’entendaient plus. Il avait fait le choix de vivre pleinement sa vie, mais avec le risque d’en mourir de chagrin.
Un texte écrit par Eric, à l'occasion de l'atelier Ecrire sur le quotidien.
(Atelier d'écriture régulier à Villeurbanne)
L'argument écologique
« Pourquoi j'ai pas le droit de sortir avec mes copines ce soir ?
— Parce que si c'était possible, ce serait une catastrophe écologique mondiale à laquelle personne ne survivrait. »
Alors là ! Sébastien ne s’attendait pas à cette réponse de son père. Bon, au moins il se met à parler.
« Quoi ? »
Le père replonge dans son journal et son canapé.
« Allez papa, je dois voir Marion ce soir. On va même pas au bistrot. Juste une balade en forêt avec ses amis. J’ai besoin de ta voiture. »
Le père relève la tête.
« Non. Je regrette Seb. J’ai réfléchi à notre discussion de ce matin et… tu as raison ! Sur toute la ligne. On devrait pas construire des voitures. Ça pollue.
— Non mais papa c’est pas…
— Ça pollue. Ça pollue grave !
— Papa…
— On commence à conduire un peu la voiture et hop ! Tremblements de terre, tsunamis, le Jugement dernier etc. Je ne peux pas te la prêter.
— T’es vexé pour…
— On rigole pas avec ça, Sébastien ! La fonte des glaciers, ça te parle ? Dans le froid de la glace, il reste peut-être des œufs de vélociraptor ! Et après on en fait quoi de
l’humanité ? En prison ! Obligée de se cacher pour pas se faire bouffer. Réduite à la reptation alors qu’on se fait chier à essayer de marcher sur deux jambes depuis des millions
d’années !
— Je suis désolé papa pour ce matin.
— Non tu n’es pas désolé. »
Sébastien marque une pause, il est coincé.
« Je te présente mes excuses papa.
— Excuses pour quoi ?
— Pour ce que je t’ai dit ce matin.
— C’est des excuses à la Brutus Sébastien ! Du poison. Non tu n’es pas désolé, tu veux juste voir ta petite Marion, Marie, Mélanie ou je ne sais quoi, éprise de toi, pour lui faire des
bisous et lui annoncer la rupture 2 semaines après.
— Papa écoute moi.
— Je t’écoute encore 1 minute.
— Je suis désolé de t’avoir critiqué pour ton travail chez Renaud. J’ai fait preuve de bêtise.
— Ça te plaît pas que ton père bosse dans une boîte qui pollue. Tu as le droit. À ton âge je voulais aussi refaire le monde. J’étais aussi con que toi. Quoi que pas sûr. Mais c’est pas ça le
pire. Ça c’est normal. »
Sans assurance, Sébastien ose la question :
« C’est quoi le pire ?
— C’est le mot que tu as employé pour parler de moi.
— Qu’est-ce que j’ai dit de mal ?
— Tu as dit « Raclure » »
Sébastien baisse les yeux. Il a merdé. Il se sent même coupable pour le coup. Son père se lève et lui lance tout en quittant la pièce :
« Je te prête mon vélo. Si tu pars maintenant, tu seras avec ta Marion dans deux petites heures. »
Un texte écrit par Nicolas, à l'occasion de l'atelier Dialogue.
(Atelier d'écriture régulier à Lyon - PLVPB)
Un été
Il galope. Il monte les escaliers quatre à quatre, se tenant à la rampe. Son cœur cogne dans la poitrine.
Sur le palier, il s'arrête, le souffle court. D'un geste automatique, il cherche son trousseau dans la poche de son pantalon un peu froissé.
Il se sent fatigué tout à coup. Ce lieu ne lui appartient plus. Une sentinelle invisible semble l’empêcher d’entrer dans sa petite chambre d'étudiant sous les toits.
Après avoir introduit sa clef dans la serrure d’un coup sec, il pousse violemment la porte qui claque contre le mur.
Les rayons d’un soleil jaune qui passent par la fenêtre ouverte lui font cligner des paupières. Il a oublié que c’était l’été.
Son cœur est en hiver, son cœur craque sous une couche de glace.
Elle lui avait dit que son cœur était craquant la toute première fois où ils s’étaient parlés.
Il n’avait pas compris.
Il avait ri. L’imbécile !
Son cœur craque, son cœur éclate, son cœur est en mille morceaux.
Il se précipite pour fermer les volets. Sa main tremble.
Cette lumière, c’est insupportable.
Et pourtant, elle était douce et accueillante cette lumière lorsqu’il s’était réveillé, il faisait beau après les pluies de la veille. Elle était comme un baume tiède sur sa peau, une caresse
voluptueuse, une chaleur qui lui donnait toutes les audaces.
Une promesse vers un destin léger et souriant lorsqu’il s’était dirigé vers la place du marché où elle lui avait donné rendez-vous.
Il l’avait tout de suite repérée qui l’attendait sous l’auvent du café le plus fréquenté où il n’entrait jamais, préférant lire et réviser dans les gargotes plus calmes des rues
adjacentes.
Ils s’étaient assis face à face après avoir commandé un café. Elle avait trempé les lèvres dans son cappuccino mousseux, puis saisie d’une sorte d’urgence lui avait dit qu’elle était fiancée.
L’odeur de son déca posé fumant devant lui avait paru tout à coup écœurante. Il n’avait pas bien écouté la suite et lorsque de ce maelstrom de mots incompréhensibles avait surgi le mot
« ami », il s’était levé brusquement pour fuir ce lieu qu’il n’aimait pas, pour la fuir, elle, qu’il aimait de toute son âme.
Un texte écrit par Geneviève, à l'occasion de l'atelier Les Saisons
(Atelier d'écriture régulier à Villeurbanne)
Nico
Ils arrivèrent pas un petit chemin caillouteux qui surplombait la mer. Un oasis s'ouvrait à eux. Une profusion d'arbres : orangers, citronniers, oliviers sur un terrain parsemé de fleurs et de lauriers roses . Nico se rappelait les repas pris sous les arbres avec sa grand mère après la cueillette des fruits. Cette grand-mère qu'il aimait tant, toute habillée de noir avec un chapeau de paille usé couvrant ses cheveux blancs. Il sentait le soleil implacable lui traverser la peau. Il se rappelait la gourde d'eau fraîche que lui tendant sa grand mère, tirée de son sac, ce sac magique rempli de bonnes choses et de tendresse. Une nostalgie l'envahit, les rires, la simplicité, l'amour, la tendresse, la terre, la mer, la vie simple.
Soudain son cœur se mit à battre plus rapidement que d'habitude. Il se rappela, petit enfant, arraché à sa grand mère adorée, arraché à son village, à ce jardin pour une destination qui lui était
alors inconnue : la France. Comment avait il pu enfouir tout cela, cette douleur, depuis plus de 30 ans ? Etait-ce cela le prix de la réussite en France, une carapace ? Il leva
la tête et regarda au-dessus des arbres la mer grandiose d'un bleu éclatant. Il remplit ses poumons de toutes les odeurs du jardins, de toutes les odeurs de son enfance. Il s'allongea sur un
muret de pierre sèche et ferma les yeux. Des voix lointaines commençaient à l'envahir: la voix du papé menant son âne récalcitrant, les rires de sa grand mère, le bruit du vent dans les oliviers,
les cailloux qui roulaient sous les pas.
Quand il ouvrit les yeux, le soleil avait bien baissé et les couleurs du jardin étaient encore plus belles. Il entendit au loin les rires d'Estelle et de Sophia qui montaient de la mer. Il se
redressa, prit une bonne respiration et sécha une larme au coin de ses yeux.
Un texte écrit par Hélène, à l'occasion de l'atelier Personnages.
(Atelier d'écriture régulier à Lyon - PLVPB)
Sur la selle du chameau
Ils étaient arrivés dans l'après-midi, tirant à bout de bras leurs valises à roulettes bloquées par le sable, cahotant sur le sol inégal. Mais ils gardaient le sourire : le fantasme qu'ils se
payaient pour une semaine valait bien une douche. Ils avaient atteint le bout du monde, la source des rêves, le désert.
Le soir, pendant que dans la salle commune un ukulele incongru jouait des airs de rock totalement hors de propos, Jérôme sortit. Il inspira lentement, plusieurs fois, l'air froid du Sinaï ;
gonfla ses poumons jusqu'aux plus lointaines alvéoles, pris de vertige devant la profondeur obscure du ciel où émergeaient, une à une, les étoiles. Il se laissa tomber vers le haut, aspiré par
l'altitude. Un léger tournis acheva de le convaincre qu'il flottait dans le paysage.
La lande pierreuse s'offrait, généreuse, à ses désirs d'exotisme. Les collines lointaines, pâles endormies, l'attiraient dans leur jeu d'ombres, se voilaient savamment dans la gaze de sable
suspendue à leurs crêtes. Et ce guimel noir, à l'horizon, l'écrasait de sa prestance mythique : le Mont Sinaï, terre du Buisson Ardent !
Jérôme pourtant se sentait fautif. La nuit s'était vêtue de paillettes comme pour un mariage kitsch, la mélodie ringarde du ukulele le poursuivait de ses reproches : tu as abdiqué, en venant ici,
raison et fierté. Tu te gaves d'illusions, toi l'érudit, toi le philosophe ! Honte à toi !
Les autres vacanciers sentaient-ils la fausseté de l'endroit ? Faux campement, fausse aventure, fausse liberté. Vrai spectacle et vraie marchandise. Comme lui, chassaient-ils cette intrusive
pensée ? On a bien le droit de s'amuser, prétendaient-ils sans doute. Et puis, c'est quand même plus culturel que d'aller bronzer à Ibiza : ce sable-ci, Moïse l'a foulé ! Peine perdue : le
malaise se relevait avec le vent, tournoyait au-dessus de Jérôme et lui sifflait aux oreilles sa vérité, impitoyablement : "Regarde, Monsieur le savant. Ceci n'est rien d'autre qu'un parc
d'attraction."
Soit ! rétorqua Jérôme. Aujourd'hui, j'ai dix ans. Faisons franchement, joyeusement, l'enfant.
Au matin, un guide emmena le groupe de touristes pour une promenade à dos de chameau. Les bêtes rassemblées, couchées, mâchonnaient longuement - quoi ? - leur mépris, peut-être. Les conversations
se mêlaient aux cris des chameliers. On redemandait la différence entre chameau et dromadaire - une bosse, deux bosses ? Quelqu'un essayait de retrouver le moyen mnémotechnique qu'on lui avait
enseigné à l'école.
Jérôme n'écoutait pas : il était déjà en selle, sa monture s'était relevée. Tout à son jeu, tremblant d'excitation, il croisa les pieds sur le cou de l'animal, un poing fermé sur la bride,
l'autre sur son appareil photo. Il se pencha vers l'avant... croyant voir ses camarades aux chèches poussiéreux, aux yeux brillants,galopant et hurlant derrière Lawrence d'Arabie, à travers la
mitraille. Brandissant son fusil, maudissant les lâches retranchés derrière leurs canons, il courait toujours, malgré la fatigue et la soif, malgré la mort planante et les cris des blessés, droit
vers Akaba.
"Akaba ? Mais quel couillon, tu t'es trompé de film, Jérôme !"
Jérôme perdu, désolé, jeté à bas de son rêve, s'injuria en silence. Autour de lui, tassés en selle comme des sacs de haricots, ses élégants compagnons commençaient la promenade.
Un texte écrit par Ariane, à l'occasion de l'atelier Lieux communs
(Atelier d'écriture régulier à Villeurbanne)
BCP
Cher Zelidj,
Te voilà parti depuis six lunes, et ton absence me pèse tout autant que le bruit permanent qui régit la vie de tous les habitants de la cité. Tu disais que tu ne supportais plus cette atmosphère
oppressante, que tu voulais fuir cette surveillance liberticide, pour trouver ailleurs le calme et la lumière sereine. Je ne t’ai pas écouté, et encore moins suivi. Tu te souviens de la tempête
de sable noir, qui a commencé la veille de ton départ ? Le vent soufflait si violemment qu’il était parvenu à s’engouffrer dans les galeries au fond desquelles nous étions cachés. Tu avais
d’ailleurs eu si peur que tu étais resté figé un long moment sous mon lit.
Si je t’écris aujourd’hui, c’est pour te faire part d’un phénomène qu’aucun scientifique renommé n’a, à ce jour, réussi à expliquer. Le vent s’est arrêté. Subitement. Il ne connaît plus de variation. Il n’est ni doux, ni violent, ni sec, ni humide. Il n’est tout simplement plus là, il a totalement disparu. Les déferlantes, dont le bruit assourdissant recouvrait nos tentatives de conversation, ont disparu elles-aussi. Entre habitants, on peut enfin se parler, communiquer autrement que par les gestes. C’est étrange et reposant ce silence soudain.
Mais quelque chose m’inquiète pourtant. Notre cicatrice frontale s’agrandit chaque jour un peu plus depuis que le calme environnant nous a rendu la possibilité d’oraliser nos pensées. Penses-tu
que dans ce silence nouveau, la surveillance puisse être décuplée ? Je me demande même si tout ce que j’écris ici n’est pas déjà enregistré puis transmis au Bureau Central des Puces.
Alors, ne me réponds pas.
Un texte écrit par Perrine, à l'occasion de l'atelier Lieux imaginaires.
(Atelier d'écriture régulier à Lyon - PLVPB)
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